Août 2017
(Les collègues nommément citées le sont avec leur accord, et même leur soutien, à l'exception de R. A.-O.)
Anne Lonjou a effectué sa thèse sous ma direction durant les trois années 2014-2017. Au printemps 2017, nous avons commencé à discuter ensemble de sa soutenance et en particulier de la composition du jury. Nous souhaitions former un jury de 6 personnes dont 2 rapporteurs, 2 examinateurs non toulousains, et 1 collègue toulousain en plus de moi-même.
Les personnes ayant finalement accepté sont 5 hommes : 3 directeurs de recherche, 1 professeur, 1 maître de conférence habilité. J'avais auparavant dû faire face à deux refus : 1 homme professeur (refus car accaparé par le montage d'un projet EUR), et 1 femme maître de conférence habilitée (refus car enceinte et la date de soutenance était à un mois près la date prévue d'accouchement).
Conscient de la règle récente à l'Université Paul Sabatier qui veut que chaque jury de thèse comporte au moins une femme, j'ai donc écrit une lettre pour solliciter une dérogation. Je vous renvoie au texte de cette lettre pour l'exposé de mes arguments. Nous avons rapidement reçu un message de refus de la part de notre vice-présidente.
Le pourcentage de femmes professeurs en section 25 (mathématiques fondamentales) était de 6.5% en 2012, d'après un document établi par un groupe de travail de l'INSMI. Je n'ai pas pu trouver de statistique plus récente (*), mais je n'ai aucune raison de croire que ce chiffre ait progressé. Il est vrai que le vivier naturel où choisir les personalités pour composer un jury de thèse n'est pas restreint aux seuls professeurs d'université : sont également concernés les directeurs de recherche, ainsi que les maîtres de conférence ou chargés de recherche habilités. Il n'est pas facile de trouver des statistiques sur le nombre de femmes directeur de recherche en mathématiques fondamentales (probablement inférieur à 6.5%), ni sur la proportion de collègues femmes habilitées (probablement supérieur à 6.5%).
L'un dans l'autre, il me parait raisonnable d'estimer que parmi les collègues naturellement amenés à participer à des jurys de thèse en mathématiques fondamentales, environ 1 sur 13 est une femme. Les jurys étant souvent composés de 6 ou 7 personnes, cela revient à dire qu'en moyenne, un jury sur deux devrait comporter une femme, et un jury sur deux aucune. Si l'on exige soudain d'avoir une femme par jury, cela implique mécaniquement de sur-solliciter nos collègues femmes. Peut-être pas trois fois plus comme je le dis dans ma lettre, encore que je ne sais pas trop comment mesurer la «sur-sollicitation».
Une parenthèse concernant les comités de sélection, où la règle officielle est effectivement 40% de femmes par comité. La section 25 peut parfois bénéficier d'une généreuse dérogation, et pour un poste de professeur en section 25 on n'exigera plus «que» 20% de présence féminine. Et l'on viendra vous dire, comme le fait notre vice-présidente, «il ne me semble pas abuser en demandant 20%». Et bien si, il s'agit clairement d'un abus, dès lors que l'on a en tête le chiffre de 6.5% de femmes professeurs dans cette spécialité. Sauf à vouloir tordre la vérité...
Car si j'ai été coupable d'exagération, on peut à l'inverse tenter de traffiquer les chiffres dans l'autre direction de plusieurs façons, comme s'empresse d'ailleurs de le faire notre vice-présidente dans sa réponse.
D'abord en élargissant la statistique aux sections 25 et 26, donc en incluant les mathématiques appliquées, domaine où le déséquilibre hommes-femmes est un peu moins catastrophique. Cela fait monter le pourcentage, mais cela sous-entend d'inviter à participer à des jurys de thèses des personnes incompétentes sur le sujet. Il faut comprendre que même au sein des mathématiques fondamentales (section 25), un professeur n'est pas interchangeable avec un autre, et que le nombre de personnes directement concernées par le thème d'une thèse est drastiquement restreint.
Si l'on veut de plus éviter les risques d'endogamie scientifique, le choix devient de fait vite délicat, sans avoir besoin de s'imposer une contrainte supplémentaire de genre. J'ai ainsi veillé à ce que les rapporteurs de la thèse ne soit pas parmi mes anciens collaborateurs, même si là encore on ne peut être parfait : l'un d'eux a écrit un appendice à l'un de mes papiers.
Une deuxième tricherie consiste à élargir le champ des possibles aux maîtres de conférence non habilités. Cela revient à dire que l'on cherche les hommes du jury parmi les professeurs et assimilés (personnes influentes scientifiquement), et les femmes parmi les collègues débutantes.
Enfin vous aurez noté que j'envisageais un jury de 6 personnes, et que notre vice-présidente parle d'un rapport 1/7. Elle a donc déjà intégré dans son discours le fait qu'à l'avenir on va composer le «vrai» jury, puis pour raison d'affichage politiquement correct on va rajouter une femme qui n'aurait jamais été là sinon.
Comment ne pas voir que de telles pratiques vont mettre en porte-à-faux terriblement inconfortable les femmes sollicitées, puisqu'au sein du jury elles seront les seules personnes ou bien éloignées du sujet, ou bien de rayonnement scientifique encore limité ?
Concernant la phrase «il est possible de soulager le travail à ces collègues en envisageant une visio pour la soutenance», je n'ose imaginer que l'on me suggère de proposer à une collègue en congé maternité de participer malgré tout au jury, mais par visio-conférence, afin de la «soulager». Je préfère croire à une simple maladresse de mon interlocutrice, qui n'avait sans doute plus en tête la raison précise du refus de l'unique femme à la fois irréfutablement compétente et habilitée à diriger les recherche.
D'ailleurs si l'on pousse le raisonnement de notre vice-présidente encore plus loin, et puisque l'unique objectif semble être d'affichage, on pourrait envisager de demander à une femme de figurer formellement dans le jury d'une thèse, quitte finalement à ne pas venir du tout : là pour le coup elle serait vraiment «soulagée». Je ne veux pas pousser plus loin l'ironie, même si ce serait chose aisée : disons simplement qu'à vouloir défendre des règlements absurdes, on se retrouve vite à proférer des énormités...
J'ai finalement dû me résoudre à demander à ma post-doctorante Susanna Zimmermann, qui a soutenu sa thèse en 2016 et qui débutera sur un poste de Maître de Conférence à la rentrée 2017, de participer au jury. Sa compétence n'est pas en doute, mais à la date de la soutenance Susanna était censée donner ses premiers cours comme Maître de Conférence à Angers. Elle aura dû déplacer ses cours et désorganiser son installation pour faire un aller-retour à Toulouse.
Je ne suis pas très fier de lui avoir imposé ces complications, qu'elle aura acceptées sans doute plus pour ses liens d'amitié avec Anne que pour mes qualités de persuasion. A titre de comparaison, j'ai pour la première fois été invité à un jury de thèse seulement 9 ans après avoir soutenu la mienne, et je ne suis régulièrement sollicité que depuis que je suis professeur.
Par la grâce de ce nouveau règlement toulousain, on en arrive donc à la situation ubuesque d'une femme professeur des universités qui, pour la soutenance de thèse d'une doctorante, impose la présence d'une femme anormalement jeune, en suggérant comme seule alternative de solliciter une collègue non compétente...
La réaction initiale de la première concernée par cette histoire, à savoir mon étudiante, était assez virulente. D'une part Anne était stupéfaite de voir une règle administrative aussi rigidement appliquée, et d'autre part elle m'incitait à aller au clash, en maintenant coute que coute notre choix de jury initial.
Vous constaterez donc qu'au vu de la «solution» finalement adoptée j'ai fait office de modérateur. De fait il y avait deux erreurs factuelles dans l'approche d'Anne. D'une part ce n'est pas l'«administration» qui met en place une règle aux effets de bord absurdes puis qui refuse toute dérogation, mais bien une collègue professeur en situation de pouvoir, puisqu'élue comme vice-présidente. D'autre part dans sa réponse notre vice-présidente se revendique elle-même comme «bornée», donc je ne jurerais de rien quant à l'issue d'un bras de fer avec elle. A titre personnel je l'aurais bien tenté, quitte à perdre avec panache, mais là je n'étais pas en première ligne (Anne a un post-doc qui doit débuter en septembre, et qui est conditionné à la soutenance de sa thèse...)
La morale de cette histoire, à destination d'Anne et Susanna, c'est de méditer ce qui est sans doute la seule phrase à sauver de la réponse de Régine André-Obrecht : «Le combat doit se faire ailleurs que sur les jurys de thèse». Vous allez entamer vos carrières dans un monde ultra-masculin où, sous prétexte d'attention de la communauté aux questions de parité, vous allez être sur-sollicitées pour participer à d'innombrables comités : je vous encourage comme toutes nos collègues à résister à cette tendance.
La première idée d'Anne est que «le seul truc efficace serait que les filles refusent de participer une année à tous les jurys quels qu'ils soient...». Peut-être, mais en tout cas quel que soit le mode d'action envisagé ayez conscience que même les collègues femmes ayant accédé à des positions de pouvoir ne seront pas forcément de votre côté...
Objet : jury de thèse d'Anne Lonjou.
Je donne dans cette lettre quelques éléments d'explication pour la composition intégralement masculine du jury de thèse proposé pour la thèse de mon étudiante Anne Lonjou.
Je rappelle d'abord qu'au vu du pourcentage de femmes titulaires de l'HDR en section 25 (Mathématiques Fondamentales), demander à ce que chaque jury de thèse comporte au moins une femme revient à solliciter nos collègues femmes trois fois plus que nos collègues hommes, ce qui conduit à une certaine lassitude des dites collègues. Je vous renvoie à un article récemment paru dans la Gazette de la Société Mathématique de France (numéro d'octobre 2016), qui expose en détail les effets pervers des contraintes disproportionnées de représentation féminine dans les divers comités (sélection, thèse, etc...), et qui est cosigné par quatre collègues femmes.
Par ailleurs, j'ai demandé dès mars dernier à Julie Déserti de participer au jury de la thèse. Mme Déserti, MCF HDR à l'Université Paris 7, est une spécialiste du groupe de Cremona, thème central de la thèse d'Anne Lonjou, et nous aurions été très heureux qu'elle puisse participer au jury. Il se trouve que Mme Déserti est enceinte et que l'accouchement est prévu pour août prochain, est qu'à son regret elle a dû en conséquence décliner l'invitation.
En raison de la rareté des collègues femmes mentionnée plus haut, je n'ai en toute honnêteté aucune autre possibilité pour inviter une femme familière des thèmes de la thèse d'Anne Lonjou. Après concertation avec cette dernière, nous avons opté pour un jury composé de collègues, certes tous des hommes, mais tous scientifiquement directement intéressés par les recherches menées dans la thèse, ce qui pèsera certainement positivement sur la suite de la carrière d'Anne Lonjou.
Bien cordialement,
Stéphane Lamy
Professeur d'Université Toulouse 3
Bonjour,
Je vais une nouvelle fois faire office de méchante ou bornée !! je ne peux accepter ce jury sans la présence d'une femme
Après examen de votre jury qui est déjà composé de 4 PR ou assimilé et 2 MCF ou assimilé, il ne faut pas forcément une HdR en plus pour siéger à ce jury, une Maitre de conférences assimilé, sans Hdr est possible. Le rapport 1/7 correspondra alors au % H/F des sections 25/26. Je crois qu'il est un peu plus élevé au CNRS.
J'ai lu avec intérêt la Gazette des mathématiciens, je partage le fait qu'imposer 40% dans les comités de sélection, les CNU et jurys divers, est une aberration compte tenu de ce faible pourcentage, mais il ne me semble pas abuser en demandant une personne sur 7. Le combat doit se faire ailleurs que sur les jurys de thèse.
Comme je l'ai déjà dit à un de vos collègues, il y a quelques jours, il est possible de soulager le travail à ces collègues en envisageant une visio pour la soutenance.
En conclusion, je vous serai très reconnaissante de bien vouloir trouver une femme pour compléter ce jury.
Bien cordialement
Régine André-Obrecht
Attention aux effets pervers des contraintes disproportionnées de représentation féminine !, article de Christine Lescop accompagné de témoignages de Marusia Rebolledo, Caroline Gruson et Luiza Paoluzzi
Point sur la parité en mathématiques - CNRS (2012)
Suite à la mise en ligne de cette page, Stefan Le Coz m'a indiqué l'existence de «fiches démographiques des sections de sciences», excellentes sources de données démographiques sur les enseignants-chercheurs, sur les 20 dernières années.